ثقافة Le cinéma est fait de rencontres... Interview de Nidhal Chatta Par Naceur Sardi
Interview de Nidhal Chatta Par Naceur Sardi
- A vos débuts, en 1984, vous étiez très prolifique en réalisant, de 1984 à 1987, quatre courts métrages. Puis une « absence » jusqu’en 2000 et « No Man’s Love ». Encore une autre « absence » jusqu’en 2010. Enfin trois longs métrages en 7 ans. Comment expliquer cette alternance qui est à l’image de l’évolution du rythme de la production tunisienne ?
- En fait, je n’ai jamais cessé de travailler… mais il est certain qu’en 2001 et après l’expérience très dure de « No Man’s Love », je me suis posé la question de savoir si j’allais continuer à faire des films ou changer radicalement de voie… « No Man’s Love » était finalement en compétition aux JCC 2001, malgré la défaillance du coproducteur français de l’époque qui a déposé le bilan à la veille du tournage et ne pouvait plus assurer de fait le coût de la post-production. Je décide alors de continuer seul et de tourner le film tout en maintenant les travaux de post-production en Belgique. Ces travaux ont été partiellement entrepris à crédit tout en espérant dans le même temps une réponse du CNC français qui finançait le film au travers de son dispositif Fonds Sud Cinéma et une rallonge de postproduction de la Tunisie. Le CNC s’est acquitté en définitive de la dernière tranche de l’aide et le Ministère de la Culture tunisien m’a accordé une aide complémentaire qui ne sera validée… qu’après 2011 et libérée… en 2015 ! D’où la sortie commerciale récente du film…
Entre 2002 et 2004, j’ai réalisé en collaboration avec la télévision tunisienne, le Ministère de l’Environnement et celui du Tourisme une série documentaire intitulée « Déserts Vivants », plus en adéquation avec ma formation initiale d’écologiste et d’océanographe. Cette série en 12 épisodes a été tournée en Tunisie et en Lybie. A la suite de ce long tournage de près de 2 ans, je me suis totalement déconnecté du cinéma en acceptant le poste de Coordinateur et de Directeur Technique du programme MedMPA financé par le PNUE et l’Union Européenne.
En 2005, j’obtiens une subvention pour « Le Dernier Mirage », que je tourne en 2009 avec Abdelaziz BEN MLOUKA. En 2013, je produis et réalise « ZERO » un documentaire de création sur l’itinéraire du chiffre Zéro à travers les âges et dans la foulée, 3 ans plus tard, « MUSTAFA Z », aujourd’hui en sélection officielle des JCC 2017.
- Vos films ont une structure de production assez lourde et complexe : prises de vues sous-marines pour « Koul Trab » (No Man’s Love), des péripéties entre divers pays pour « Le Dernier Mirage » et «Zéro ». Est-ce un choix ?
Mes films sont toujours le produit, la résultante des rencontres que j’ai pu faire. A la fin de chaque projet, on se pose immanquablement la question : comment enchaîne-t-on ? Quel film ?... Nouvelles rencontres… nouvelles perspectives… Pour « No Man’s Love », c’est un long cheminement entre un jeune héros mal aimé magnifiquement incarné par Lotfi Abdelli et les profondeurs de l’océan, ... Pour « Zéro », c’est une rencontre d’exception avec une femme extraordinaire Nagma MALLICK, l’ancienne Ambassadrice de l’Inde en Tunisie, qui a coproduit le film et nous a ouvert les portes de ce pays merveilleux, complexe et fascinant. Quant à « Mustafa Z », ce sont les retrouvailles avec Abdelmonem Chouayet qui portait un projet de film absolument épatant et si différent de ce que j’avais pu faire jusqu’à aujourd’hui.
- Comment a été cette collaboration ?
Abdelmonem me parle en effet d’une idée de film à petit budget où un homme se retrouve coincé dans sa voiture pendant toute la durée du film. Unité de lieu, unité de temps, l’idée me séduit et je relève le challenge… Une expérience assez inédite en Tunisie, mais largement répandue aux USA : impliquer l’acteur principal dans l’écriture, l’adaptation, l’exécution et la production. Abdelmonem a répondu à l’appel et sa contribution a été décisive. Il est même l’un des dialoguistes du film... Nous engageons Sophia HAOUAS pour le scénario, encore une femme d’exception… et nous travaillons sans relâche sur le script pendant 3 mois...
Il y a eu, bien sûr, d’autres collaborations de ce type dans le cinéma tunisien (Bouzid avec Mustapha Adouani ou Lotfi Abdelli) ; mais, de bout en bout, de l’idée originale jusqu’au montage et à la finition, celle-ci a été unique en son genre. C’est une autre manière de faire qui m’a obligé de me mettre à l’écoute de mes collaborateurs les plus directs avec le résultat que nous connaissons aujourd’hui. Je pense que certains réalisateurs tunisiens ont été longtemps dans le repli et qu’ils sont, peut-être, fondamentalement hostiles à cette méthode de travail. S’entourer de personnes de la valeur d’Abdelmonem, de Sophia Haouas ou de Walid Soliman a été bénéfique et a certainement permis d’aboutir à un meilleur film en définitive.
Abdelmonem a étroitement collaboré au casting ainsi qu’aux répétitions avec les acteurs du film ; un travail absolument fondamental. Je répète en effet beaucoup car c’est durant cette phase critique que les dialogues prennent forme et que le scénario, à l’épreuve du jeu et de la personnalité de chacun, prend sa forme définitive. De plus, le film se prêtait à cet exercice du fait que les espaces sont clos et restreints comme à l’intérieur de la voiture de Mustafa Z.
- Le « Z » de « MUSTAFA Z », est-ce « zed » en arabe (ajout) ou un « zéro » qui se transforme en « Zorro », ou la lettre du début du nom, qu’on entend souvent dans le film, de l’organe sexuel masculin ?
Je ne suis pas un intellectuel, donc je vais dire que c’est tout cela à la fois !... En fait, je parle d’un homme confronté à l’absurdité du système et de l’administration. Un jour, lors de la guerre du Golfe, un journaliste français a refusé d’appeler Georges Bush par son nom et l’a affublé du surnom de « Georges B. », j’ai trouvé cela bien vu et tellement en phase avec l’actualité du moment. Il voulait à la fois sanctionner le président américain et le banaliser en quelque sorte... Mustafa est un citoyen ordinaire et anonyme. Il est l’anti-héros par excellence. Or les circonstances le poussent à devenir un héros. Il est la dernière lettre de l’alphabet, le dernier maillon d’un peuple tunisien un peu résigné et qui décide un jour de clamer haut et fort sa différence et son refus sans pour autant s’ériger en donneur de leçons. Je suis vraiment très attaché à cette composante populaire, cet aspect citoyen lambda, de Mustafa.
- Vous diviser votre film en deux parties. Au début, on a un Mustafa silencieux, effacé, sans réaction et en quasi décomposition physique, morale, sentimentale, familiale et professionnelle. Du moment qu’il ose dire non, on n’écoute que lui et on ne voit que ses prises de positions.
Mustafa est un homme qui dans un premier temps subit sans réagir. Sa femme le rejette, son fils le méprise, sa patronne le renvoie, sa mère le manipule... C’est à partir de là que la situation du personnage confine à l’absurde, du fait que la loi elle-même, notre fonctionnement propre, relèvent parfois de l’absurde. Mustafa décide alors de dire « Non ! ». À partir de cet instant, il s’engage dans un affrontement qui passe par la parole et par le contrôle absolu et exclusif de son espace vital, à savoir de sa voiture. Il est dans l’opposition aux choix des autres, de ceux qui l’entourent et qui tentent en vain de le faire renoncer : le gardien de la fourrière, la femme policière, son épouse, le politicien. Il prend alors pleinement possession de son être, de son destin, fort de son métier de chroniqueur radio.
- Vous le cadrer, aussi, différemment dans les deux parties !
C’est vrai et je suis content que vous l’ayez remarqué !... En effet et au début, Mustafa est souvent positionné au centre du cadre avec très peu d’horizon et de perspective, un peu comme s’il était prisonnier de son propre être, de son quotidien. Peu à peu, imperceptiblement, il va migrer vers les bords du cadre, ce qui ouvre de nouveaux horizons devant lui. C’est la conséquence mécanique et humaine de son choix, contraint de s’opposer ainsi au non-sens généralisé : il ne peut plus ainsi rester au centre du système, donc au centre du cadre, du moment où il s’oppose à ce même système.
- C’est un peu à l’opposé de vos autres films où vos personnages sont dans l’action et la quête (soi-même pour No Man’s Love, un patrimoine volé ou dilapidé pour le Dernier Mirage, l’histoire d’un chiffre dans Zéro). Or, Mustafa Z est dans l’inertie puis la réaction.
C’est l’apport décisif d’Abdelmonem qui a eu cette idée incroyable et le talent d’incarner un homme ordinaire, prisonnier de ses propres contradictions, et d’en faire un héros qu’il ne veut pas être.
- Justement, dans le film la majorité de ses persécuteurs sont des femmes : son épouse, sa mère, sa patronne et la lieutenant de police ! Je me suis même demandé pourquoi il n’avait pas une fille au lieu d’un fils ?
Cela part sans doute d’un constat : la quasi-absence du père dans le cinéma tunisien ou alors un père absent, réduit à l’état d’ombre... Nous en avons parlé très tôt de cette question, Abdelmonem et moi, et avons pensé qu’une fille serait plus tendre avec son père, ce qui allait à l’encontre du conflit latent qui opposait Mustafa à sa progéniture. Nous voulions en effet une relation plus tendue tout en évitant de filmer une relation père/fils de type freudien. Dans le même ordre d’idées, le gardien de la fourrière incarne le père que Mustafa n’a jamais eu… Et la boucle est bouclée lorsque la situation générée par la rébellion de Mustafa entraîne la reconquête de son propre fils….
- Du moment qu’il décide de réagir, il le fait par le blocus des espaces qu’il possède.
En fait, la voiture devient pour lui une sorte de protection : il s’y enferme et décide qui entre et qui n’entre pas. Le personnage va ainsi jusqu’à la limite de sa propre logique et assume en fin de compte sa décision de dire « Non ». Il se réapproprie en quelque sorte son espace vital.
- On peut se douter, dans le film, d’une possible relation adultère de la femme. Mais, vous la présentez normalement, sans jugements moraux et sans véritable réaction de Mustafa !
- La question est complexe et nous avions à cœur de ne pas porter de jugement, loin de toute psychanalyse de boulevard. Bien sûr, Mustafa demande des explications à sa femme, mais il n’attend aucune réponse, tout occupé qu’il est à gérer la cascade de catastrophes qui lui tombe dessus. Dans la fourrière où Mustafa se retrouve prisonnier, le territoire se restreint à sa propre voiture que Mustafa ne veut plus quitter. Paradoxalement, cet épisode est déjà une victoire pour lui car les gens sont désormais obligés de faire le déplacement pour venir le voir.
- Vous choisissez une femme policière qui semble changer de réaction sans raison convaincante !
Je voulais un personnage qui alterne la manière forte et la manière douce. Je pense également qu’une femme est capable de plus de compassion et d’intelligence dans les moments de crise. D’ailleurs, la femme policière tente de s’adapter à la situation, particulièrement lorsqu’elle assiste à l’incapacité du ministre à résoudre le problème de Mustafa.
- Est-ce que vous vous êtes appuyé sur un modèle pour le ministre ?
Il suffit juste de suivre les débats mettant en scène des politiciens où la langue de bois est légion !... Mustafa Z le laisse parler pour le prendre finalement à contre-pied. C’est aussi le seul personnage qu’il ne laisse pas entrer dans sa voiture.
- Et pour Mustafa Z ? Bouazizi, peut-être !
Peut-être par le fait qu’il réagit violemment pour résoudre une situation individuelle qui le bloque et le fait souffrir… Mais Mustafa a un instinct de vie fort et lorsque son combat commence à porter ses fruits, il lâche prise... Il ne veut pas s’ériger en donneur de leçons et il devient un héros malgré lui…
- Pourtant la fin n’est pas optimiste !
Je ne voulais pas d’un happy end et je pense que la fin du film est tout à fait en résonnance avec l’actualité où la logique du pouvoir s’impose à notre corps défendant. Ce qui se passe après... ouvre la voie à toutes les hypothèses et c’est tant mieux !...